Avant de nous envoler pour le Pérou et de découvrir un nouveau continent, Inès et moi avions envie de faire une halte spirituelle pour nous ressourcer quelques jours. Au fil de nos échanges avec de nombreux chrétiens rencontrés au Maroc, nous avons décidé de nous rendre à Midelt, situé dans le Moyen-Atlas à 1 500 mètres d’altitude. C’est là que, depuis 2000, les moines de la Communauté Notre-Dame de l’Atlas se sont installés pour faire perdurer l’esprit de Tibhirine.
Auparavant, la communauté Notre-Dame de l’Atlas était située à Tibhirine, en Algérie, dans le but de vivre un dialogue pacifique avec les musulmans. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, lors de la guerre civile algérienne, 7 moines furent enlevés puis séquestrés pendant plusieurs semaines - 2 moines échappèrent au rapt : Frère Jean-Pierre et Frère Amédée. L’assassinat des 7 moines fut annoncé le 21 mai 1996 dans un communiqué attribué au GIA (Groupe Islamique Armé). A l’heure actuelle, seules leurs têtes ont été retrouvées et les causes réelles de leur mort n’ont pas été élucidées…
Ces quelques jours de retraite à Midelt ont été source de beaucoup de joies : nous étions heureux de finir nos 7 semaines au Maroc par un magnifique témoignage d’Espérance sur la fraternité entre Chrétiens et Musulmans ; par ailleurs, la grande tante d’Inès, Sœur Cécile (une franciscaine qui a beaucoup œuvré pour le Maroc avec notamment la construction d’une école d’infirmière à Fès) a vécu quelques années à Midelt ; enfin, l’histoire des moines de Tibhirine a toujours fait écho en moi, entre autres parce qu’une partie de ma famille a longtemps vécu en Algérie, avant la guerre d’indépendance.
Là-bas, pendant 2 heures, nous avons eu l’immense joie de rencontrer Frère Jean-Pierre, dernier survivant de la funeste nuit du 26 au 27 mars 1996… Ses souvenirs sont vivaces, ses mots nous touchent. Dieu lui a donné la grâce de rester en vie pour qu’il puisse témoigner, chose qu’il accomplit parfaitement du haut de ces 92 ans ! Un échange simple mais très riche : un moment d’éternité ! Laissons-lui la parole :
« En quoi consiste l’esprit de Tibhirine, dans sa relation avec l’Islam et avec son environnement humain en général ? Il est d’abord une présence fraternelle. Il suppose d’être vrai dans notre consécration à Dieu, communautairement et individuellement. Cela conditionne tout le reste. Il ne servirait à rien d’entamer le dialogue avec l’autre, différent, si notre propre vie monastique n’était pas déjà perpétuellement tournée vers la recherche de cette harmonie entre frères de sa communauté.
C’est alors que peut commencer la connaissance de l’âme de l’Islam, ainsi que l’a vécue notre père Christian de Chergé. Il devient ensuite possible de cheminer avec les musulmans dans une réelle proximité. Cette émulation mutuelle doit encourager l’autre à se laisser épanouir dans la lumière divine qui déjà l’habite et qui le travaille à l’intime. Ensemble, nous sommes plus forts pour creuser le puits en quête de l’eau vive dont tout homme, en secret, a soif. Un tel idéal de symbiose entre êtres différents pour réaliser une communauté humaine et fraternelle unie dans le respect des différences, peut devenir un ferment contagieux, une vivante icône du Royaume de Dieu ; voilà notre espérance… De la qualité de cette relation entre chrétiens et musulmans, dépendra sans doute la paix dans nos sociétés actuelles…. S’il faut être fort, c’est dans le dialogue, avec la volonté de découvrir ce qui est beau dans notre prochain, pour provoquer, en réciproque, sa curiosité. C’est un travail exigeant. » Extrait de L’esprit de Tibhirine, co-écrit avec Nicolas Ballet.
En Algérie, malgré les menaces, les 9 moines avaient tous accepté de rester et de donner leur vie en fidélité à la mission reçue de Dieu et de l’Eglise : vivre au plus près du peuple musulman.
Leurs frères musulmans comptaient sur cette fidélité. Un moine écrivit : « J’entends cette question venant des voisins, de Moussa, de Mohamed, de Ali : « est-ce que vous voulez vous en aller, nous quitter ? » ou encore d’un moine disant à un voisin musulman : « tu sais, on est un peu comme l’oiseau sur la branche » et le voisin lui répond : « tu vois, la branche c’est vous. Nous on est l’oiseau et si on coupe la branche, si vous nous quittez, vous nous privez de votre espoir et vous nous enlevez notre espoir ».
Pour le Père Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, cet appel du don total de sa vie pour le peuple musulman en Algérie a été reçu lorsqu’il effectuait son service militaire pendant la guerre d’Algérie. A l’époque, encore séminariste, il devient ami avec Mohammed, un garde-champêtre algérien père de 10 enfants. Un jour, les fellaghas veulent tuer Chrisitian avec la complicité de Mohammed – mais celui-ci refuse. Deux jours plus tard, ce dernier est retrouvé égorgé. Christian est bouleversé : un homme musulman a donné sa vie pour sauver la sienne. Il reconnaît là l’imitation du sacrifice suprême de Jésus sur la croix – « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. » (Evangile de saint Jean).
La vocation du Père Christian de Chergé, le prieur de Tibhirine, est ainsi née. Il donnera sa vie pour le peuple musulman en terre d’Algérie, aux côtés de ses frères moines. Je vous laisse méditer le testament spirituel du Père Christian. C’est un texte magnifique d’une densité incroyable et d’une volonté de miséricorde extraordinaire ; il est certes signé de la main de Christian mais les 9 moines du monastère Notre-Dame de l’Atlas auraient pu le cosigner car ils avaient tous choisi librement de rester jusqu’au bout…
« Quand un A-DIEU s'envisage...
S'il m'arrivait un jour - et ça pourrait être aujourd'hui - d'être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j'aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays. Qu'ils acceptent que le Maître Unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu'ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d'une telle offrande ? Qu'ils sachent associer cette mort à tant d'autres aussi violentes, laissées dans l'indifférence de l'anonymat.
Ma vie n'a pas plus de prix qu'une autre. Elle n'en a pas moins non plus. En tout cas, elle n'a pas l'innocence de l'enfance. J'ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde et même de celui-là qui me frapperait aveuglément. J'aimerais, le moment venu avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m'aurait atteint. Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j'aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C'est trop cher payer ce qu'on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu'il soit, surtout s'il dit agir en fidélité à ce qu'il croit être l'Islam.
Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l'Islam qu'encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes. L'Algérie et l'Islam, pour moi, c'est autre chose, c'est un corps et une âme. Je l'ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j'en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l'Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église. Précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m'ont rapidement traité de naïf, ou d'idéaliste : « Qu'il dise maintenant ce qu'il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s'il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l'Islam tels qu'Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion investis par le Don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences.
Cette vie perdue totalement mienne et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l'avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout. Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d'hier et d'aujourd'hui, et vous, ô mes amis d'ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis ! Et toi aussi, l'ami de la dernière minute, qui n'aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet "À-DIEU" envisagé de toi. Et qu'il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s'il plaît à Dieu, notre Père à tous deux.
AMEN ! Inch'Allah !
Alger, 1er décembre 1993 - Tibhirine, 1er janvier 1994.
Christian »
En tant que chrétien, nous sommes tous appelés à vivre le martyre, à donner notre vie pour les autres. Cela peut prendre plusieurs formes. A cet effet, je vous laisse lire la réflexion du Monseigneur Claverie, dominicain et évêque d'Oran, qui sera lui-même assassiné le 1er août 1996. Il écrit :
« Donner sa vie, cela peut se traduire par le martyre.
Le martyre au sens originel, qui est le témoignage du plus grand amour, ce n'est pas courir à la mort ou chercher la souffrance pour la souffrance ou se créer des souffrances parce ce que c'est en versant son sang qu'on se rapproche de Dieu. Ce n'est pas du tout cela; c'est assumer les difficultés de la vie, assumer les conséquences de ses engagements.
On ne peut assumer les difficultés de la vie ou les conséquences de ses engagements qu'en s'appuyant sur Dieu ou en trouvant ses ressources en Dieu. Dieu fait son œuvre dans la faiblesse humaine. Je crois qu'il faut bien réaliser que la condition humaine est faite d'équilibre fragile; nous ne sommes pas autre chose que cela. On ne peut pas rêver que nous soyons des êtres stables qui, jamais n'auront à éprouver la rupture, la fracture intérieure ou les déséquilibres…
Et donc la seule chose importante dans cet état, c'est de prendre sa vie à bras-le-corps, telle qu'elle est, pour essayer de lui donner un sens et une fécondité; autrement dit, de tout transformer en amour, tout transformer en don de la vie ou en communication de la vie ou en libération par l'amour.
Mais il y a plusieurs manières de donner sa vie. Il y a le martyre rouge (le martyre sanglant) et ce que Don Helder Camara appelle le "martyre blanc". Le martyre blanc, c'est ce qu'on essaie de vivre tous les jours, c'est-à-dire ce don de sa vie goutte à goutte dans un regard, un sourire, une attention, un service, un travail, dans toutes sortes de choses qui font qu'un peu de la vie qui nous habite est partagée, donnée, livrée. C'est là que la disponibilité et l'abandon tiennent lieu de martyre, tiennent lieu d'immolation.
Ne pas retenir sa vie. »
Juin 2016